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Laszlo Nemes sur le numérique: « C’est la plus grande perte que le spectateur ait connue dans l’histoire du cinéma ! »

Laszlo Nemes sur le numérique: "C’est la plus grande perte que le spectateur ait connue dans l’histoire du cinéma !"

Nemes a prononcé un discours sur le numérique qui donne matière à réfléchir. Nos images seront-elles sauvegardées à l'avenir? Tuons nous le cinéma?

Laszlo Nemes, ancien assistant de Bela Tarr et Prix du jury à Cannes, vient de tourner un film sur la vie dans un camp de concentration, Le fils de Saul. Et en le filmant en 35 mm et en carré, il affirme ses convictions et rejoint Martin Scorsese et Quentin Tarantino dans leur bataille contre le numérique au cinéma. Si vous ne comprenez pas pourquoi, voici son incroyable message.

Laszlo Nemes: « le cinéma doit d’abord et avant tout garder le mystère »

Vous voulez que je vous explique mon choix du 35 mm ? Par où commencer ? Je suis atterré par le fait que les spectateurs en France ne puissent plus voir de films en 35 mm. Je dis en France, parce qu’il s’agit du pays du cinéma, mais c’est pareil partout en Europe et même aux Etats-Unis. C’est un problème majeur. Pour le spectateur d’abord, qui va payer sa place pour un film qu’il pourrait voir à la maison dans la même qualité, c’est-à-dire celle d’un jpg. Au lieu d’assister à une projection, au lieu de vivre un processus hypnotique, physiologique, où des images chassent l’obscurité, on a laissé la place à l’électricité, à des pixels morts. C’est la plus grande perte que le spectateur ait connue dans l’histoire du cinéma. Et que personne ne s’en scandalise je trouve ça très… bizarre. C’est un problème de civilisation. Aujourd’hui, l’image a perdu de sa valeur ; elle n’est plus qu’une simple information visuelle. On fabrique des images en masse qui ne veulent plus rien dire. Et là, je ne parle que du spectateur. Pour le réalisateur, c’est pire. En remontant vers le processus de création, le numérique permet un relâchement absolu des fonctions du cinéaste. Parce que l’enregistrement numérique permet de multiplier les angles, les points de vue, le terrain qu’on couvre… On participe dès lors à une inflation des plans ! Bela (Tarr dont Nemes a été l’assistant) a souvent dit : « il y a mille endroits où poser la caméra, mais un seul est le bon ». Le travail du metteur en scène, sa responsabilité, c’est de faire des choix. Contrairement à ce qu’on entend souvent aujourd’hui, la mise en scène ne se fait pas au montage. On a repoussé le moment des choix au montage et le numérique permet précisément de ne plus faire de choix au tournage. C’est dramatique ! Le fait que nos choix soient vidés de toute substance a complètement dévalué le travail de mise en scène. On le voit sur la manière de raconter les histoires ; et je pense que, à ce titre, la vidéo et la télé ont précipité ça. Le non-choix, le possible infini rend le point de vue omniscient et interchangeable. Alors que pour moi, le cinéma doit d’abord et avant tout garder le mystère. Il doit toujours rester des choses non découvertes. On doit faire confiance au spectateur parce que la partie invisible, la partie mentale fait partie du cinéma, du film. Si on montre tout, on appauvrit l’expérience. Pour tout le monde – réalisateur, spectateur. Et le numérique participe directement à cet appauvrissement.

« Le présent n’existe pas, parce que nos photos numériques seront perdues dans quelques années »

D’une certaine manière, Le Fils de Saul parle de ça (l’importance du hors-champ, la découverte progressive des situations), du film, et il a été conçu spécifiquement pour le 35 mm. J’aurais pu tourner en numérique, mais ça aurait été contre-nature. D’un point de vue très personnel, je déteste regarder des images sur un combo, là encore on tue la magie. La magie d’avoir quelque chose de non-immédiat, quelque chose qu’on travaille. Parce qu’une image, ça se travaille : c’est quelque chose qui nait, qu’on polit à travers un long processus. C’est de l’ordre du religieux, non : du spirituel. Je ne peux pas vraiment l’expliquer par les mots. Mais ce qui est sûr c’est que le fait de tourner en pellicule t’oblige à une concentration dont le numérique te dispense. Parce que le film est fini alors que le numérique est infini. Enfin infini… c’est compliqué ça aussi, et quand on dit ça, se pose immédiatement la question de l’archivage et de la durée de vie du numérique. D’un point de vue quasiment philosophique, j’ai l’impression que toute la mémoire de ce monde, du présent, est perdue. Le présent n’existe pas parce que nos photos numériques seront perdues dans quelques années. Est-ce qu’on a besoin d’enregistrer notre présent de manière durable ? C’est comme les disquettes qu’on ne peut plus lire. Bientôt on ne pourra plus voir les photos qu’on prend sur nos portables. Ce n’est pas moi qui le dis, mais le vice président de Google qui nous a prévenu : « ne prenez pas de photo, ne croyez pas qu’elles dureront ». On est devenus amoureux de la technologie, à tel point que la technologie pose de vrais problèmes de civilisation. Et ce qui m’inquiète vraiment c’est qu’on nous impose ça. On n’a plus le choix du film et c’est un peu comme si on me disait « à partir de maintenant, tu ne peux plus construire des maisons qu’en béton ». C’est horrible. J’ai vécu dans un pays communiste, et l’idée que, pour faire plaisir à des distributeurs ou à des exploitants, notre société perde son âme me dérange.Parce que perdre le cinéma, perdre l’émerveillement d’une séance de cinéma, la magie d’un film, couper la partie physique qui nous lie à ce qu’on laisse et à ce qu’on crée, c’est une question essentielle, tragique à laquelle la société doit se confronter. Encore une fois : on parle de physique et de chimie, mais c’est un choix esthétique, civilisationnel… la vidéo c’est bien pour filmer des robots ou pour les caméras de surveillance dans les magasins, mais c’est en train de tuer le cinéma.

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